Pensée chinoise ou à propos du livre de François Jullien, « Entrer dans une pensée ». Fiche de lecture.

   A Propos de : « Entrer dans une pensée ou Des possibles de l’Esprit ».                      François Jullien, 2012, Gallimard

Résumé du livre.

Son propos est de chercher comment on peut entrer dans une pensée qui est ressentie comme autre, extérieur. Une pensée qui a sa propre logique et qui paraît inaccessible avec les concepts de sa propre pensée.

Pour mener cette étude il part du plus ancien livre chinois le Yi-jing (Yi-King) ou «classique du changement ». 

Ce livre commence par des graphes simples autour du ciel et de la terre , du Yang et du Yin et de l’énergie du Qi, qui situent un contexte très général, comme la capacité initiatrice et la capacité réceptrice, puis arrive ce qu’il appelle une première Phrase.

 

Nb: La capacité initiatrice joue un rôle fondamental, c’est en fait en quelque sorte la matrice, le premier procès qui enclenche. Celui qui met en route un processus inarrêtable. La capacité réceptrice est son pendant qui va permettre le développement et l’essor. Ainsi on ne se place pas avant, après, au début, mais, je dirais, pendant. Il n’y a pas de commencement mais un procès qui se régule lui-même en quelque sorte et dont il faut veiller à ne rien troubler, en se mettant en phase avec lui.

Se mettre en phase est un des maîtres mots de la sagesse chinoise. 

Une première phrase chinoise.

Je cite FJ.  Chapitre V  :  « une première phrase de Chinois » Parlant du texte chinois Il dit :

« Les deux premières figures, en revanche, sont à part, car constituées d’un seul type de trait : 

la figure initiale est formée seulement de traits yang  évoquant la capacité du Ciel(—); la seconde est formée seulement de traits yin ( – -), évoquant la capacité de la Terre – yin et yang étant au départ l’ubac et l’adret de la montagne, son versant obscur ou lumineux. À elles deux et formant couple, six traits yang face à six traits yin, ces deux figures de tête totalisent le capital des traits composant la série – ou des énergies investies — et représentent la polarité d’ensemble. La première incarne ce que je traduirai par la capacité initiatrice, Qian 泉, et la seconde la capacité réceptrice, Kun ,dans leur vis-à-vis, elles dressent la porte à deux battants (*) par où ne cesse de passer le procès des choses. »
Il poursuit avec la première phrase du « Classique du changement » qui est :  

« 元 亨 利 贞 »

Je cite : 

«Quatre sinogrammes seulement se font suite côte à côte, sans que rien entre eux ne marque de rection , de rapport de coordination ou de subordination. Ces quatre monosyllabes sont à égalité… mais forment un tout complet. S’agit-il… de verbes, de noms ou d’adjectifs … Rien grammaticalement ne peut le marquer.

Je choisirai de traduire :

Capacité initiatrice

Qian

commencement*.     essor.          profit.      rectitude.

yuan.                       heng.           li.              zhen

元.                           亨.                利.           贞

»

*Le commencement s’entend ici dans une notion de mise en mouvement, celui de la capacité initiatrice, et non pas d’origine ou de création. L’essor lui est de l’ordre du développement de ce commencement,  le profit est la récolte de l’essor, et la rectitude est l’usage raisonné du profit. C’est un processus qui est ainsi décrit. Une métaphore des saisons par exemple.

FJ donne alors des explications, d’une part pour montrer l’absence de syntaxe, de conjugaison à la différence de nos langues issues du sanskrit et d’autre part pour bien en souligner aussi l’absence de sujet, d’actant, de projets… En chinois, la syntaxe et grammaire que nous connaissons, sujet, verbe, complément , et conjugaison n’existent pas. ( NDLR : ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas évoquer un temps, présent passé ou futur , un Actant… )

Cette absence a des conséquences de pensée, ne pas conjuguer c’est éviter de commencer par rechercher un sujet, même s’il y en a un ensuite, c’est aussi ne pas se placer immédiatement dans le temps et cela change le rapport au temps…

L’entrée Hébraïque et l’entrée Hellénique.

Cette réflexion l’amène à comparer la première phrase chinoise avec nos textes fondateurs, ceux issus de la bible (cosmologique) et ceux issus des mythologies (Anthropologique) au travers du poème d’Hésiode, Théogonie. 

Il montre que ces deux types de récit, Mythologie et Cosmologie, sont fondés sur les mêmes schémas mythiques ( Sumériens, égyptiens, sémites) 

La bible dans son premier livre, la genèse (pas historiquement, mais dans l’ordre de présentation) part de ces mythes fondateurs, qu’elle reprend à son compte en les transformant.

Il fait alors remarquer que ce “premier récit” instaure un “commencement” , un “sujet” et une “causalité” , à la différence de la pensée chinoise, qui n’instaure aucun commencement, aucun sujet, aucune causalité au sens où nous entendons ces mots dans son livre fondateur “classique du changement”

 

Dans le cadre de son approche pour “Entrer” dans une pensée , il prend le point de vue de ce qui manque ou nous paraît décalé, ainsi il parle d’une “Entrée hébraïque” son Chapitre VII, et d’une “Entrée Hellénique”son chapitre VIII

“L’entrée Hébraïque” se fait par l’étude des différences entre la genèse et le “classique du changement”, on y trouve les notions de sujet et de commencement par exemple.

“L’Entrée Hellénique”, étudie les différences autour de la causalité, du projet… qui mènent à la science moderne. Ce que n’a pas connu la pensée chinoise sous cette forme, un fort développement scientifique et la notion de progrès scientifique par exemple.

Sa réflexion nous conduit donc à conclure sur ces différences fondamentales, celle de la pensée chinoise ; le processus sans commencement ni but, organisé par la régulation, le yin et le yang p et celle de la pensée occidentale ; du commencement de la causalité et du but. 

Deux principes qui fondent deux visions du monde, deux civilisations.

Points clés, cheminement de la pensée de FJ:

un premier point clé issu du chapitre VII  intitulé,«L’entrée hébraïque», qui parle de l’irruption de Dieu.

Commencement + Sujet = Dieu

«Oserais-je dire que, dans ces conditions, « Dieu» n’existerait qu’à titre de conséquence? Ou, dit autrement, que « Dieu » dépend de la façon dont on pense le commencement? Parce qu’il est conçu comme une effraction, le commencement biblique est perçu comme intervention, il fait surgir un Sujet (de la création), Élohim : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre… » Dieu, étant posé comme l’Autre par ce commencement unique, demeure extérieur et non contaminé par ce qu’il fait, « créant » le monde mais n’en dépendant pas. Signe de sa présence en même temps qu’instrument de sa puissance, à la fois vent et souffle, ruah, son esprit « planait sur les eaux » il se doit de précéder et suit sa seule orientation, ne peut subir en retour d’influence, n’entre pas dans le jeu des interactions. Sur cette scène initial, il projette souverainement son vouloir comme il en vérifie, après coup, à chaque étape, le résultat: ..“ et Dieu vit que cela était bon”.»

 

On voit bien là le rôle extrêmement fondateur d’un type de vision du monde et comme ce texte est différenciant par rapport à la pensée chinoise  du “classique du changement”. 

Retournant vers la deuxième source de la pensée occidentale, la Grèce, FJ définit un axe d’entrée Hellénique . Dans sa Théogonie,( Dieu-Engendrer) que l’on peut traduire par “l’origine des dieux.”, le poète Hésiode, décrit la façon dont les dieux grecs ont été engendrés

Cette vision du commencement pose la question du comment commencer… Comment se fait l’arrivée au pouvoir de Zeus… c’est l’histoire racontée, un récit donc, d’une dramaturgie des anciens dieux, Titans, Chaos, Chronos… qui nous conduit au temps présent pour Hésiode, celui du règne de Zeus. Ce dernier vient ordonner le monde des dieux pour sortir le monde du chaos, de l’anarchie… 

Il y a donc là un autre commencement étranger à la pensée chinoise.

L’entrée hébraïque est une création du monde , l’entrée Hellénique un engendrement du monde.

En reprenant son analyse de la première phrase Chinoise FJ écrit alors  :

«Cette première phrase chinoise n’entame, voyons-nous en effet, aucun récit; et, dans tout le Classique du changement, on ne trouvera également pas le moindre élément de narration. Ni crime ni châtiment, par conséquent : il n’y a pas là de tragique à craindre ou de salut (d’issue) à espérer. Ni d’actant(s) ni d’histoire(s). Je me demande : n’est-ce pas là, en définitive, ce qui ferait le plus manifestement écart avec la traditionnelle littérature des Commencements ? Et, cette fois, la bible et Hésiode, face à la Chine se retrouvent bien du même côté.»

Il y’a donc dans la pensée occidentale une différence fondatrice avec la pensée chinoise , les notions de commencement et celle de sujet qui sont liées.

Commencement + Sujet = Causalité 

Cette notion a des implications. Après avoir montré que Genèse et Théogonie sont fondés avec les mêmes mythes, FJ s’intéresse aux conséquences dans la pensée Grec de cette présence d’un commencement et d’une finalité en montrant que ce raisonnement Grec, qu’il appelle “l’outil Grec” repose sur le principe de la causalité.

Il cite le livre de Platon « Phédon » ( Dialogue avec Socrate sur le philosophe et la mort) 

«Tout ce qui naît naît nécessairement par une cause, car il est impossible que quoi que ce soit puisse naître sans cause»

 

FJ décrit, dans l’extrait ci dessous, cette différence fondatrice ainsi : ( Chapitre XVIII : Outil Grec/formulation chinoise…)

«C’est aussi pourquoi la pensée chinoise, au lieu d’« expliquer » l’avènement du monde par la causalité, en éclaire ce que j’ai précédemment appelé sa processivité, c’est-à-dire sa capacité d’être en procès qui se renouvelle de lui-même, de phase en phase, et ne dévie pas (et la sagesse, nous répète-t-on, tout au cours du Classique du changement, est de se mettre en phase). C’est pourquoi aussi, au lieu de la concevoir comme une « action » supposant un sujet (ergon, cet Actant étant le « démiurge »), elle l’envisage comme une opérativité, impersonnelle, se manifestant en « modification-transformation » (bian-hua). C’est pourquoi, enfin, au lieu de poser Dieu au départ de sa création, elle pense la « voie », tao, celle de la viabilité selon laquelle ce procès, en se régulant, peut à nouveau – indéfiniment — s’amorcer.»

Commencement + Sujet = finalité et projet 

Parlant de la notion de profit chinoise résultat interne du déroulement , il lui oppose le « but », la finalité recherchée de la pensée occidentale. 

Chap XIII: « outil grec/formulation chinoise »

« L’occident classique en a tiré son intelligence ( NDLR : but, causalité , projet) qui s’est promue exemplairement dans sa physique.

Or de quoi nous parle le Classique du changement, ou plutôt avec quoi (cet avec quoi déterminant en fait le de quoi) ? Ni dans la formule initiale, ni dans son commentaire confucéen (contemporain de Platon)……, ni même dans celui du XVIe siècle (de Wang Fuzhi,avant l’intrusion de la pensée occidentale),….. n’apparaît de causalité … 

Ces énoncés n’« expliquent » pas — que font-ils donc? Ni n’est envisagée non plus, par conséquent, quelque finalité que ce soit. « Profit» (ou « moisson », li: la faux jouxtant l’épi fl) n’est pas « but », encore moins « visée ». Car le « profit » est le résultat interne au déroulement, tel qu’il découle de celui-ci, alors que le but est projeté par l’esprit par-delà l’action envisagée et la justifie à partir de sa fin, telos. De là suit que la positivité (shan) développée par le cours engagé ne peut se confondre avec le Bien tel qu’il est envisagé chez Platon »

 

A partir des ces éléments fondateurs F.Jullien, explique que le monde de l’occident se développe et devient ce qu’il est aujourd’hui sur la base de ses fondements, c’est à dire l’actant, le principe du sujet, l’idée du commencement, la causalité , la force transformante de l’action, le projet.

Nous sommes donc loin de la vision processive chinoise : “ commencement , essor, profit, rectitude “, qui ne dit rien d’un récit, d’un actant, d’un projet, d’une causalité.

Principes de la pensée chinoise

En conclusion je dirai que les principes de la pensée chinoise échappent à ces notions de commencement ou de causalité. 

FJ expose les principes de cette pensée dans le chapitre XI , « ni dieu ni mythes : quel autre possible ? »

« vingt-cinq siècles plus tard, il s’agit donc toujours, en Chine, à propos de cette première phrase du Classique du changement, d’élucider le même phénomène à la fois d’incitation bénéfique et de polarité. Car c’est du seul jeu interne à cette énergie corrélée à l’autre, opposée et complémentaire – yang et yin, capacités « initiatrice» et « réceptrice» — que provient tout réel, que celui-ci soit envisagé du point de vue des êtres animés, des situations rencontrées ou des activités. Cet autre possible qu’on découvre en Chine, pourra-t-on donc se contenter de l’appeler « cosmologique», comme on le fait d’ordinaire? On voit en tout cas qu’il fait triangle tant avec le mythologique que le théologique; et que son objet est de saisir la cohérence propre à tout processus, quelle qu’en soit l’échelle ou la modalité. Il est bien question ici de « grand début » (tai shi), du Livre comme des phénomènes, mais ce commencement n’a rien d’événementiel.

Il s’agit bien d’« ample création » (da zao), mais celle-ci n’est autre que le cours des choses dans son actualisation continue — « modification et transformation » (bian-hua 31). Une telle capacité initiatrice est bien conçue à part, dans sa pureté et sa nature propre, d’où son absolue capacité à «positiver» le procès des choses (shan qi bianhua), mais elle ne cesse pour autant d’habiter la moindre situation et ne renvoie à aucun Dehors du monde : il n’est pas plus conçu de cosmos tiré du chaos que de Dieu créateur. »

 

Son sujet , fil rouge, reste l’étude de la façon d’entrer dans une pensée… et certainement aussi d’introduire à la compréhension de la pensée chinoise.

C’est sûrement un peu fou de vouloir résumer la pensée chinoise en si peu de mots et de temps, mais j’ai trouvé son approche par ce qu’il appelle ses “Entrées” assez passionnantes.

Paul de L’Isle.


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Cette publication a un commentaire

  1. Haller

    Merci pour ce résumé qui ouvre à une pensée si riche et différente de la pensée occidentale.
    Une question : vous parlez des conséquences de la langue (syntaxe, temps etc) sur la pensée. Pourtant, n’est-ce pas la pensée qui est à l’origine du langage?

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