Faire ce qu’il faut !
J’écrivais récemment à un ami : « Oui, je crois que tu analyses bien la situation de Catherine. Cela incite à réfléchir sur la force des sentiments de l’autre, la douleur qu’il ressent et l’importance de comprendre son vécu avec empathie*, pour réellement percevoir ce qu’il traverse et agir en conséquence. »
J’apprécie particulièrement cette idée de « faire ce qu’il faut ». Bien sûr, l’expression « il faut » peut paraître restrictive, car chacun ne doit que les obligations qu’il accepte. Mais le véritable enjeu est de comprendre cette nécessité de l’empathie, qui nous pousse à être présents là où nous aimerions que l’on soit pour nous, ou là où nos convictions profondes, que ce soit l’amour ou l’amitié, nous dictent d’aller.
Je pense parfois à cette réflexion que certains expriment de cette façon : « Si j’étais sur mon lit de mort, que ferais-je ? Que dirais-je ? Qu’est-ce qui est réellement important ? Que regretterais-je de n’avoir pas fait, ou au contraire, que serais-je heureux d’avoir accompli ou dit ? » .
C’est ainsi que je conçois le devoir. Bien qu’il intègre également des notions de convenance, de règles et d’éthique, il s’agit avant tout de se comporter envers ses proches — un frère, une sœur, un parent, un ami — avec bienveillance et amour. De même, une injustice doit être dénoncée et combattue, et la violence évitée.
Nous savons que si nous volions tous, nous mentions tous, nous violions tous , la vie serait impossible en société. On rejoint là l’impératif catégorique d’Emmanuel KANT dans les Fondements de la métaphysique des mœurs : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Jean Jacques Rousseau parlera de cette maxime “Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse” mais lui préfère celle ci , “Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. “ qu’il trouve plus utile.
L’origine de nos principes moraux
Il est facile de lier ces principes moraux à la religion, mais celle-ci n’a fait que certifier, voire codifier, ces idéaux éthiques, tout comme, l’État, la nation légifère pour en garantir les fondements. Cependant, sur quoi reposent réellement nos idéaux moraux ? Sur la satisfaction que notre cerveau nous procure à travers des récompenses endocriniennes ? Freud, ainsi que de nombreux psychanalystes, affirment que les pulsions et le désir pulsionnel ne se soucient guère de morale. Ces pulsions, qu’elles soient orientées vers la vie ou la mort, ne connaissent pas de différenciation éthique.
Alors, d’où vient cette notion de devoir moral ? Je pense qu’elle se construit pour canaliser la violence de l’existence, pour tenter de maintenir une vie moins dure, de réduire la souffrance et d’aspirer à une existence meilleure.
Je tends à croire que ces principes éthiques émanent d’une forme d’expérience collective. Ils ont été façonnés par ce qui nous a permis de survivre en tant qu’espèce dans un monde hostile et imprévisible. Des anthropologues avancent l’idée que l’une des clés de notre survie réside, en plus de nos capacités cognitives, dans le développement de l’empathie. Celle-ci a renforcé les liens interpersonnels, facilitant ainsi une entente collective majoritaire et l’élaboration de stratégies de survie et de développement.
Darwin lui même envisage qu’en plus des variations organiques, la civilisation sélectionne aussi des “instincts avantageux”, contrariant, en quelque sorte, la sélection naturelle.
Extrait d’un article du monde de Sylvestre Huet “Darwin, Marx et Patrick Fort” :
“Cette anthropologie, publiée pour la première fois en 1871 dans La Filiation de l’Homme et la Sélection liée au sexe, se caractérise par ce qui a été analysé par Patrick Fort comme «l’effet réversif de l’évolution». Alors que l’origine de l’espèce humaine est toute naturelle, et s’attache par des processus de variations/sélections à la branche des grands singes actuels, son évolution ultérieure s’effectue par un renversement. Ce que la civilisation va sélectionner, ce sont des comportements anti-sélectifs, que Darwin nomme l’extension au-delà de la parenté génétique de la « sympathie ». Une sympathie qui explique les comportements « altruistes » à l’intérieur de communautés de plus en plus larges. Le succès biologique et écologique de l’espèce humaine est intimement lié à ce renversement, nécessaire à la formation de communautés rassemblant des populations de plus en plus nombreuses et dont la démographie explosera avec l’arrivée de l’agriculture et de l’élevage.”
Emmanuel Lévinas , philosophe de l’intime, parle lui d’un « commandement fondamental » , notamment dans le texte « Commandement et tyrannie ». Ce commandement est la reconnaissance de l’humain dans le visage de l’autre. Instantanément en voyant un visage humain nous reconnaissons son humanité. Et l’horreur est possible lorsque nous refusons de reconnaître son humanité. C’est une sorte de préalable, qui tient du miracle dit-il. Évidemment cette reconnaissance est extrêmement difficile, mais elle est indispensable dit Lévinas , pour ne pas se condamner sois-même à la barbarie.
Les limites de l’empathie et le retour des pulsions
Malheureusement, une fois que ces stratégies gagnantes ont été établies et que la survie semble assurée, d’autres pulsions humaines, notamment celles de pouvoir et de domination, viennent les perturber. Comme pour maintenir un équilibre tragique, ces forces opposées surgissent.
C’est ainsi que nous fonctionnons. Face aux crises, qu’elles soient subies ou provoquées, nous trouvons des moyens de les surmonter ensemble, car l’expérience humaine nous a appris que c’est la meilleure voie. Dans ces moments, de nombreux obstacles sont surmontés, mais dès que la situation se stabilise, nos mauvaises habitudes ressurgissent : jalousie, suspicion, ressentiment, égoïsme. L’effort d’empathie, de compréhension mutuelle, peut être anéanti à moins que nous ne renouvelions sans cesse l’effort de lutter contre ces propres penchants.
Le devoir d’empathie
Je situe donc le devoir dans cette volonté de maintenir une stratégie empathique, une continuité gagnante qui nécessite des efforts et des sacrifices. Le devoir, c’est ce que nous décidons de faire pour préserver cette relation à l’autre, coûte que coûte. Ce que nous devons faire, c’est ce qui permet de maintenir une empathie active et authentique. C’est, en somme, le véritable objectif.
La bienveillance, l’écoute, l’aide, le don, l’équité sont les moyens qui permettent de soutenir cette stratégie. Ce devoir d’empathie, générateur d’actes moraux, pourrait être qualifié de devoir moral, car il s’inscrit dans une démarche qui vise à faire le bien.
Personnellement, c’est sûrement pour cette raison que je garde une attache particulière à l’Évangile. S’il est un texte religieux qui s’inscrit pleinement dans ce devoir d’empathie, pour proposer une morale et un mode de vie indépendants des institutions sociales et politiques, c’est bien celui-là.
Devoir et stratégie
Il est d’ailleurs intéressant de relier cette idée de devoir empathique à la théorie mathématiques des jeux. En résumé, elle montre que la coopération est le seul moyen de maximiser ses chances de succès. Quand on ignore ce que l’avenir nous réserve, vaut-il mieux maximiser ses chances de succès ou minimiser celles de perdre ? C’est une question de perspective. La guerre est la stratégie qui réduit le mieux les chances de pertes, tandis que la coopération maximise les chances de gains.
Devoir moral et devoir légal
Ce devoir d’empathie, qui engendre ce que nous appelons le devoir moral, me semble être le plus important. Mais il existe également d’autres devoirs, ceux imposés par les lois et les règles. Ces dernières émanent de décisions humaines visant à rendre obligatoires des actions que les individus ne feraient pas spontanément.
Ces règles peuvent parfois être un moyen d’imposer le respect du devoir moral, mais elles peuvent aussi servir des intérêts particuliers ou collectifs qui ne sont pas les nôtres. Devons-nous alors nous soumettre à ces devoirs dont la finalité ne correspond pas toujours à l’accomplissement du devoir moral ? Par exemple, l’obligation alimentaire doit se distinguer des règles l’égales qui visent à maintenir un système économique et politique, comme le respect des règles du contrat de travail.
Si l’on exclut les règles civiques, celles qui assurent l’équilibre social, protègent les citoyens, il reste les règles qui structurent le fonctionnement économique et politique. Ces dernières ne relèvent pas du devoir moral, mais de la nécessité de soutenir un système de pouvoir. Nous devons obéir à ces lois seulement dans la mesure où nous acceptons le système en place.
Conclusion
En définitive, le devoir d’empathie, générateur du devoir moral, est le seul devoir absolu, indépendant de toute organisation de pouvoir. C’est un devoir primordial. Si je cherche à définir mon devoir, je peux le trouver dans l’idée que ce que je fais pourrait ou non être universalisé, et que cela contribuerait à une vie meilleure. Mais pour trouver ce que je dois réellement faire, avec celui qui me fait face , c’est par l’empathie que j’ai le plus de chance de le découvrir .
L’empathie et le devoir d’empathie, comme sources du devoir moral, sont donc des éléments clés pour tendre vers une universalité humaine en quête d’une existence meilleure. Mon chemin d’action se résume ainsi : un devoir d’empathie.
Encore ne faut-il pas choisir ceux avec lesquels on accepte d’être empathique.
Paul de L’Isle.
*Empathie : attitude psychologique qui consiste à se mettre à la place de l’autre, pour tenter de ressentir ce qu’il ressent, voir ce qu’il voit. Et de ce fait adapter une réponse, une attitude qui tienne compte de l’autre et qui puisse lui paraître satisfaisante.
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